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C'était un « certain 9 mars 1945 » ! Souvenons-nous de la conduite héroïque de nos compagnons d'armes de la Légion Etrangère. Ils ont très souvent (c'est pas peu dire !) combattu aux côtés de « la Coloniale » !

 

L'article qui suit est extrait du très beau livre « les Maréchaux de la Légion ». Il a été mis en page par notre ami David ARROUY.

Vendredi 9 mars, Doi Con Ma, 0 h 10.

Une estafette à cheval arrive à Doi Con Ma, petit village situé à une vingtaine de kilomètres de Tong. Le cavalier s'arrête auprès du premier légionnaire qu'il rencontre. « Où se trouvent les capitaines Gaucher et de Cockborne ? J'ai un message pour eux ».

Gaucher, que ses hommes appellent « le Tordu » à cause de la position qu'il prend lorsqu'il est à cheval, commande le 1er bataillon. Ses compagnies sont dispersées sur le terrain car il est en pleine manœuvre. De Cockborne et plusieurs officiers du 2ème bataillon sont seulement arbitres.

L'estafette transmet aux deux capitaines les ordres du général Alessandri : application immédiate de « Doux Espoir », c'est- à- dire cessation de l'exercice et retour au quartier dans les meilleurs délais.

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En quelques minutes, les ordonnances rassemblent les affaires des officiers sans troupe qui montent à cheval et prennent à vivre allure la route de Tong. Ils y arrivent à deux heures du matin, suivis, une heure plus tard, de Gaucher et de ses compagnies rameutées d'urgence.

A quatre heures, tandis que le dispositif de sûreté est mis en place sur la périphérie du « quartier légion » pour parer à toute surprise, les chefs de bataillon se démènent pour récupérer leurs « détachés » (ces hommes que les services accaparent pour des besognes de temps de paix), afin de reconstituer des compagnies et des sections en état de se battre.

Le capitaine de Cockborne enrage. Son bataillon compte à l'effectif plus de cinq cents Européens et cinq cents Indochinois; aux manoeuvres, il n'a jamais pu rassembler plus de la moitié de ces effectifs. Mieux, l'une de ses quatre compagnies, la 7ème, commandée par le capitaine Courant, est au Ba Vi. Impossible de la récupérer. Au cours des manoeuvres de la semaine précédente, elle n'était déjà pas là: elle « gardait le centre de repos »!

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- « Bon Dieu, tempête de Cockborne, il me faut cette compagnie » !

Pendant cinq ans, de Cockborne a commandé la compagnie absente, dont il a fait un excellent instrument de guerre. Il en a passé le commandement au capitaine Courant, qui est un fonceur, comme lui. Courant est un moteur, un battant, un guerrier. Et il n'est pas là! Depuis un an, de Cockborne s'efforce de faire du 2ème bataillon une unité de choc. Ses tireurs sont pour la plupart des tireurs d'élite. Il a autour de lui une véritable garde de sous-officiers de premier plan. Il a consacré tous ses efforts à entraîner ses hommes, malgré les travaux, malgré les corvées, malgré les emplois extérieurs, afin de les conserver aptes à faire la guerre. C'est un râleur, de Cockborne, mais un grognard efficace.

Il éprouve la même colère que son ancêtre, Guillaume de Cockborne, engagé maladroitement avec tous son clan écossais contre les Anglais de Henry VIII à la bataille de Flodden Fields en 1513. Dans cette bataille, Guillaume de Cockborne trouva la mort avec son fils aîné, en compagnie du roi Jacques IV, d'un archevêque, de deux évêques, quatre abbés, douze comtes, dix-sept barons et dix mille soldats! Le capitaine de Cockborne se souvient du sombre bilan de cette affaire traitée à la légère : il a médité la leçon. Elle reste valable à travers les siècles...

A 14 heures, le commandant d'armes se décide enfin à donner l'ordre à la 7ème compagnie de quitter le Ba Vi. L'ordre arrivera trop tard au capitaine Courant.

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Vendredi 9 mars, Hanoi, 11 heures.

Le résident supérieur au Tonkin pénètre chez le général Mordant. Celui-ci, ancien commandant supérieur des troupes française en Indochine, est, depuis le mois de juillet 1944, le représentant du général de Gaulle en Indochine. Le résident supérieur est persuadé qu'il n'a plus que quelques heures d'exercice du pouvoir avant le coup de force des japonais; il vient transmettre à Mordant tous les renseignements qu'il a pu recueillir ces derniers jours.

Au même instant, le lieutenant Chenel quitte la citadelle de Hanoi où il a remis les armes parachutées au représentant du lieutenant-colonel Vicaire, chef du service « Action » de la résistance. Le lieutenant Chenel est venu sans arme à Hanoi, il se préoccupe d'en trouver une. Comme, selon toute probabilité, les magasiniers militaires refuseront de lui en fournir une, il va en demander à la résistance. Les hommes de Vicaire acceptent de lui confier un Smith et Wesson qui fait partie du lot qu'il a apporté le matin même. Le lieutenant enfourne dans son B.V. une provision de cartouches. Puis il retourne à son Hôtel.

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Vendredi 9 mars, Ha Giang, 18 h 5.

Quand l'adjudant-chef Sury arrive au bureau de la section de discipline de Ha Giang, le sergent Butkus, sous-officier comptable, se lève.

- « Mon adjudant-chef, une réunion d'officiers aura lieu à 18 heures au bureau de la subdivision. Vous y êtes convoqué ». Sury regarde sa montre.

- « Merde! dit-il. Il est déjà 18h5. Je file ! ».

Au moment où il franchit la porte, un planton surgit:

- « Deux plis de la subdivision pour vous, mon adjudant-chef ».

Sury ouvre les enveloppes sur lesquelles le tampon « Secret » fait tâche rouge. La première contient le plan de défense du fort, la seconde le dispositif des avant-postes. L'adjudant-chef les met dans sa poche et part à pas pressés vers le bureau de la subdivision où le commandant du territoire, le chef de bataillon Moullet, et les autres officiers de la garnison sont déjà là rassemblés.

Le commandant Moullet lit le télégramme en provenance du résident supérieur au Tonkin qui lui est parvenu avec vingt-quatre heures de retard pour des raisons de déchiffrement. Ce message signale les agissements des japonais et des nationalistes annamites qui représentent une menace sérieuse.

- « Messieurs, ajoute-t-il, voici, en conséquence, les mesures que j'ai prises: primo, consigne de la moitié de la troupe au quartier jusqu'à l'appel du soir, et consigne de tout l'effectif après l'appel; secundo, les troupes du fort Billotte et celles des avant-postes appliqueront les directives particulières que j'ai fait porter à chacun d'entre vous cet après-midi; tertio, dès demain matin, vous entreprendrez les travaux défensifs des avant-postes, en les renforçant par des fils de fer barbelés, des chevaux de frise placés en chicane, etc.»

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Moullet s'adresse à Sury :

- « La Légion fournira un groupe de combat pour rendre les honneurs aux nippons qui doivent venir prendre l'apéritif à la résidence ! ».

Sury est tendu. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'il vit une alerte. Ce 9 mars, pourtant, il renifle le danger. Un sentiment qu'il aurait été bien incapable de définir le rend inquiet. Les officiers rassemblés tout à l'heure craignent quelque chose, mais ils ne prennent pas toutes les mesures qui devraient correspondre à leur état d'esprit! On reçoit des officiers japonais moins d'une heure après une réunion destinée à se protéger d'eux !

Tout cela lui semble malsain, irrationnel. « Je n'aime pas ça ! » se dit-il. Il passe l'inspection du groupe Butkus avec la précision légionnaire : Japonais ou pas, quand les légionnaires rendent les honneurs, ils doivent être impeccables. Il gueule pour une crosse de fusil où demeure une trace de terre que seul un adjudant de la légion peut discerner. Il fait enrouler de nouveau une ceinture bleue qu'un légionnaire a mal tendue sur sa taille avant de boucler son ceinturon. A 18 h 52, Butkus commande :

- « A gauche...gauche! L'arme sur l'épaule...droite! En avant... Marche ! ».

Le groupe quitte le quartier à la « cadence Légion », lente, majestueuse, souveraine. Les dix légionnaires qui vont rendre les honneurs aux officiers nippons incarnent la Légion et sa grandeur. L'adjudant-chef les regarde partir. Il est fier de ses hommes et du travail bien fait.

Vendredi 9 mars, Hanoi, la citadelle, 18 h 30.

Les hommes de la garnison de la citadelle poussent un soupir de soulagement. On vient de leur faire savoir que, sur ordre du commandant supérieur des troupes françaises en Indochine, l'état-major de la division du Tonkin lève la consigne. Le bruit court qu'une fois de plus l'alerte n'avait pas de raisons sérieuses. Les japonais auraient donné des signes de bonne volonté. Tant mieux, on va pouvoir retrouver en ville qui sa femme, qui sa fiancée, qui sa petite amie !

Les soldats des unités coloniales et les tirailleurs quittent la citadelle et commencent à se répandre en ville. De toutes les unités présentes, le détachement motorisé de la Légion est le seul à rester consigné car il doit quitter Hanoi à destination de Tong, à 21 h 50.

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Vendredi 9 mars, Hanoi, la citadelle, 20 heures.

L'adjudant Roman fait les cent pas dans la cour de la citadelle. Il s'arrête près de l'automitrailleuse de l'adjudant Démont, une Panhard-Levassor qui est la fierté du détachement motorisé.

Autour d'eux, les légionnaires tuent le temps. Quelques-uns jouent aux cartes. D'autres dorment, la tête posée sur leur veste de cuir. Il reste près de deux heures avant le départ pour Tuyen Quang.

A 20h10, des détonations déchirent le silence du crépuscule. Les hommes sursautent. Le hurlement strident de la sirène envahit la citadelle. C'est l'alerte ! Dans tout le quartier, c'est aussitôt une course éperdue d'hommes qui ne savent où aller ni à qui demander des ordres. L'affolement, le chaos !

Roman saisit son sifflet. A cet appel, les légionnaires enfilent leurs vestes de cuir, mettent leurs casques et bondissent près de leurs engins en prenant leurs armes. Les adjudants font l'appel de leurs hommes. Complet. L'outil est prêt. Il manque que son chef, le capitaine Fenautrigues, qui n'est pas encore revenu de son dîner en ville.

Des hommes passent en courant à proximité du détachement de la Légion, immobile, figé dans la tension de l'attente. Ils crient :

- « Ca y est ! Voilà les Japs ! ».

- « Ils arrivent ! ».

- « Attention...Aux armes... C'est foutu ! ».

Un immense sergent-chef court en pleurant. Roman ne pouvant plus attendre comme ça le capitaine va aux ordres à l'état-major. Il se dirige rapidement vers la salle de service du 9ème régiment d'infanterie coloniale. Il règne dans le bâtiment une pagaille épouvantable. Impossible de trouver un officier pour donner des ordres. Un chef de bataillon accepte de l'écouter.

- « Notre capitaine n'est pas là, mon commandant, mais le détachement motorisé est complet. Je me mets à votre disposition. Nous sommes prêts au combat » lui dit Roman.

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- « J'ignore ce qui se passe » dit le commandant.

- « Que dois-je faire ? ».

- « Je n'en sais rien.»

Roman est stupéfait. Il offre au commandant de la citadelle la seule unité capable de se battre immédiatement, une unité solide et mobile. Tout ce qu'on trouve à lui répondre, c'est qu'on ne sait pas quoi faire! Il retourne près du détachement.

- « Pour le moment, dit-il, il n'y a pas d'ordres. Alors, nous allons commencer par disperser les véhicules pour éviter les bombardements ».

Un obus tombant sur les camions d'accompagnement chargés de munitions et de mines aurait pu provoquer un désastre. Les sous-officiers font écarter les véhicules les uns des autres, tandis que continue le spectacle lamentable de centaines d'hommes errant entre les bâtiments, en proie à la panique. On aurait dit qu'aucun de ces «sédentaires» ou «administratifs» n'avait reçu de mission de combat. A quoi avaient donc servi les exercices d'alerte multipliés ? Pourquoi cette montagne de paperasses tamponnées « Secret » qui donnait l'impression que le commandement avait tout prévu, y compris l'imprévisible ?

A défaut de mission précise, Roman pense à utiliser le détachement motorisé pour effectuer une reconnaissance à l'extérieur de la citadelle. Une sortie avec les quatre automitrailleuses accompagnées des « sides » permettrait de « tâter » l'ennemi et d'éclairer la situation.

Dans cette intention, il s'approche de la porte Est de la citadelle, la principale entrée, près de laquelle se trouve le poste de garde. Stupéfaction ! Elle est grande ouverte, et tout le monde l'a désertée! Plus un homme n'en barre l'accès!

L'adjudant donne immédiatement l'ordre de placer une automitrailleuse en face de l'ouverture et envoie quelques légionnaires du peloton moto pour tenir l'entrée. Il place les autres véhicules blindés à proximité des portes, mettant l'un d'entre eux à la disposition du colonel Lefèvre d'Argence qui rameute ses artilleurs et organise la défense de la face nord. On entend toujours des coups de feu et des explosions sans pouvoir déterminer avec précision ce dont il s'agit.

Vendredi 9 mars, Hanoi, 20 h 15.

Dans sa chambre de l'hôtel Splendid, boulevard Gia Long, le lieutenant Chenel boucle son B.V. d'où il vient d'extraire les cartouches de son revolver. Il charge le barillet et le verrouille, puis il glisse le Smith et Wesson dans la poche droite de sa vareuse. Il met des cartouches de réserve dans ses autres poches et quitte la chambre.

Grâce à l'adjudant-chef Aubillier, qui l'a prévenu de la probabilité d'un coup de force, il n'a été qu'à moitié surpris par le déclenchement de l'action. Car, pour lui, la chose ne fait aucun doute : les coups de feu, les rafales et les explosions qu'il entend depuis une dizaine de minutes correspondent à l'attaque japonaise dont on parle depuis si longtemps.

Il est calme et résolu. Son problème, à présent, est de rejoindre au plus vite le 5ème Etranger à Tong-Son Tây, puis son détachement à Son La, sans se faire intercepter par les japonais. S'il a soigneusement dégraissé son revolver et vérifié son fonctionnement, c'est qu'il a bien l'intention de vendre chèrement sa peau.

Chenel descend l'escalier et ouvre la porte de l'hôtel. Le boulevard est quasiment désert. Mais un coolie-pousse, par habitude ou incompréhension de la situation, stationne encore à proximité. Le lieutenant bondit dans le pousse.

- « Prends la direction de Son Tây, dit-il. Mâulen ! ».

Le coolie démarre à petits pas pressés.

- « Mâulen! Mâulen !», répète Chenel.

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Chenel est aux aguets. Le boulevard Gambetta mène plein ouest. C'est la bonne direction, mais il arrive droit sur la gare. Les japonais doivent y être. Comme le fait le capitaine Fenautrigues à la même heure avant de tomber sous les balles japonaises, Chenel prend les ruelles. Le coolie-pousse débouche enfin sur la rue Duvillier, qui mène tout droit à la route de Son Tây. Essoufflé, le petit Annamite ralentit l'allure. Mais Chenel n'a pas le temps de s'apitoyer. Il sort son revolver et le braque sur les reins du coolie.

- « Mâulen, tu m'entends! Mâulen ! »

Terrorisé par l'arme de l'officier et par son accent qui prouve sa détermination, le coolie accélère. La grande avenue rectiligne, début de la R.C.2, n'en finit plus. Des patrouilles japonaises marchent vivement sur le trottoir. Chenel replie sa grande carcasse le plus possible dans le pousse quand il croise ou lorsqu'il passe devant les postes nippons en effervescence.

Le coolie souffle bruyamment. Il s'épuise. Chenel craint qu'il ne s'affaisse brusquement et qu'en tombant il ne dévoile sa présence. Quand il sent que l'Annamite arrive réellement au bout de ses forces, il lui intime l'ordre d'arrêter, lui glisse un billet dans la main et part à longues enjambées. Puis, avisant un cycliste, il bondit vers lui, l'arme au poing :

- « Donne-moi ton vélo ! ».

L'homme regarde le revolver et pousse sa bicyclette vers l'officier. Chenel enfourche l'engin et se met à pédaler à vive allure. Il a encore vingt-cinq kilomètres à parcourir pour arriver à Son Tây. Déjà, malgré la sueur qui dégouline le long de son torse, il a pris le rythme. Quoique préoccupé par la tournure des événements, il n'est pas mécontent de sa forme physique...

Vendredi 9 mars, Lang Son, 21 heures.

Un déluge de projectiles s'abat sur la citadelle de Lang Son. Quelques instants plus tard, des hurlements terrifiants accompagnent l'assaut que les japonais lancent contre l'ensemble des ouvrages défensifs.

Les légionnaires du lieutenant Duronsoy font feu de toutes leurs armes. Ils tiennent leur position, mais d'autres points de l'enceinte cèdent sous la pression de l'ennemi. Le général Lemonier, commandant le secteur de Lang Son, est enfermé dans un blockhaus du réduit. Il est, dès lors, dans l'incapacité de donner des ordres .

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Vendredi 9 mars, Ha Giang, 21 h 10.

A l'étage du casernement où ils sont retranchés, les légionnaires de Ha Giang entendent des commandements en japonais résonner au-dessous d'eux. Au vacarme du déclenchement de l'attaque nippone et à l'agitation de la première heure de combat, ont succédé de longs silences chargés de menaces. L'ennemi s'est organisé, renforcé. Les tirs de harcèlement de ses mitrailleuses sont d'une précision diabolique. Ils encadrent parfaitement le bâtiment, malgré la nuit. Tirs «bloqués» (méthode employée pour tirer dans l'obscurité, même complète, avec une arme immobilisée) de soldats aguerris, dont la technique et la résolution sont manifestes. Le piège s'est refermé.

Pendant les silences, l'adjudant-chef Sury se demande ce que font les japonais. Comme tout combattant de métier, il s'efforce de se mettre à la place de l'autre. Que ferait-il, en pareil cas, s'il se trouvait au rez-de-chaussée? Soudain, une illumination : la poudrière. « Ils vont nous faire sauter! Ils ont forcément trouvé la poudrière » se dit Sury. Elle contient des explosifs en quantité suffisante pour faire de gros dégâts. Un détonateur, une mèche lente et une allumette... Il n'en faudrait pas plus pour démolir la moitié du bâtiment. Oui, mais la poudrière est à l'extrémité Ouest. Et s'ils cherchaient à miner les endroits où nous nous trouvons? Il faut à tout prix éviter de leur dévoiler nos emplacements ».

- « Enlevez vos brodequins! Faites passer ! ».

Les légionnaires et leurs compagnons se déchaussent. Leurs déplacements silencieux sur la galerie leur donnent des allures de fantômes.

- « Prenez les matelas sur les lits et coincez-les entre les balustres ! » ordonne encore l'adjudant-chef.

La protection des matelas est efficace;on peut à présent circuler autour de l'étage sans risquer à chaque instant d'être abattu d'une rafale de mitrailleuse. Ce qui se passe au rez-de-chaussée continue d'inquiéter Sury. Il envoie le légionnaire Lopez en reconnaissance, en lui conseillant d'être prudent. L'obscurité est totale. Quand Lopez arrive au bas de l'escalier, un coup de feu claque. Lopez tombe, mort. De la galerie, les assiégés observent. Des ombres traversent la cour, rôdent autour des cabinets, de la popote des sous-officiers, de l'armurerie.

Les tirs ont totalement cessé. Quelqu'un appelle : « La Légion... La Légion...» La voix semble assez proche. Elle vient de la direction du bâtiment de l'armurerie. Dans le silence d'une densité presque palpable qui entoure les hommes tendus à l'extrême, la voix sort à nouveau de la nuit : « Rendez-vous, la Légion! Rendez-vous si vous ne voulez pas tous avoir la tête coupée!» Son accent nasillard ressemble fort à celui de M. Morioka, l'officier de renseignements japonais camouflé en commerçant, dont le faciès est si connu de la garnison de Ha Giang.

Sury se penche au -dessus de la balustrade. La voix reprend : « Rendez-vous, la Légion! Rendez-vous!» C'est Morioka! Sury en est certain, car il le connaît trop bien, cet infâme salaud qui tourne autour de sa femme depuis deux ans, ce faux marchand de tissu qui prétendait épouser Doan Ngoc Thi ! Sury est furieux. L'obscurité dissimule heureusement à ses légionnaires la haine qu'il éprouve à cet instant précis pour cet ennemi qui n'est plus seulement le japonais honni, mais le rival.

Une rafale part en direction de l'armurerie. C'est la seule réponse donnée à la sommation. Et le combat reprend.

- « Economisez les munitions, répète Sury qui fait le tour de ses hommes. Ne tirez qu'à coup sûr ! Nous devons tenir toute la nuit ! ».

Vendredi 9 mars, Tong, 21 h 15.

Au quartier de la Légion de Tong, le sergent-chef Georg Rest s'apprête à se coucher. Déjà déshabillé, il fait quelques pas pour prendre l'air dans la galerie du premier étage du bâtiment de l'état-major. Des éclats de voix lui font tendre l'oreille.

- « Jamais je ne capitulerai! Vous m'entendez... Jamais ! ».

Les intonations de la voix, l'accent, et jusqu'à la colère, ce ne peut être que le général Alessandri, l'ancien commandant du 5ème Etranger, que Reest connaît bien. Le sous-officier entend le bruit du combiné du téléphone que l'on raccroche brusquement. Une porte s'ouvre sur le couloir et cette fois, Georg Rest entend Alessandri crier haut et clair:

- « Va me chercher un clairon. Qu'il sonne: La Générale ! Tout de suite ! ».

Les notes claires du clairon s'élèvent du milieu de la cour, provoquant un grouillement immédiat dans cette ruche où chacun sait ce qu'il doit faire. Au cahier d'ordres du 2ème bataillon, un secrétaire inscrit: « 21h20 : rassemblement. Passer sans délai aux mesures prescrites dans l'ordre d'opérations ».

Rest s'habille à la hâte et descend. La perception des munitions est déjà commencée. Chacun se présente au magasinier qui tend les armes. Rest supervise la distribution et rassemble les hommes. Il commande une section de la C.A.2 ( compagnie d'appui du 2ème bataillon), qui comporte quatre armes lourdes : deux mitrailleuses et deux mortiers.

La compagnie d'appui est commandée par le capitaine Guillaume, l'ancien chef du détachement motorisé de Lang Son. Le 2ème bataillon, celui de Cockborne, est prêt. Seule la compagnie du Ba Vi n'a toujours pas rejoint. La colère « écossaise » du successeur de Guillaume de Cockborne, qui réclame le retour de son unité depuis deux heures du matin, n'a servi à rien.

Il a fallu l'intervention personnelle du général Alessandri pour que le commandant d'armes se décide à considérer qu'une situation exceptionnelle devait entraîner des décisions exceptionnelles.

Les signaux optiques que l'on envoie à la compagnie isolée pour la rappeler restent sans réponse. Il faut lui envoyer une estafette à cheval lui porter l'ordre de rejoindre directement Yen Bo, emplacement que doit occuper le bataillon dans le dispositif de la tête de pont de la rivière Noire.

De Cockborne, son instinct de guerrier en éveil, sent que cette compagnie risque d'être coupée du gros du bataillon par les japonais. Il ne se trompe pas. Toutes les armes entreposées à Tong n'ont pu être emportées. Georg Rest s'inquiète de savoir ce qu'elles deviendront après le départ des bataillons. Les supplétifs indigènes les enterreront. Le général Alessandri a désigné le commandant Marcelin pour assurer le commandement de tous ceux qui ne peuvent partir. Il doit, en outre, protéger les familles. Le capitaine Van Weyenberg et l'adjudant Driesch, professeurs à l'école militaire de Tong, le seconderont dans sa tâche.

Vendredi 9 mars, Hanoi, 21 h 30.

La nuit est tombée sur la citadelle. Les légionnaires du détachement motorisé entendent des explosions, des coups de feu, des rafales dont ils ne comprennent pas la signification exacte. Une seule certitude leur apparaît; les japonais occupent les quartiers qui entourent la citadelle, car les bruit proviennent des quatre côtés.

La confusion continue de régner à l'état-major, qui n'a pas encore donné d'ordres cohérents. On sait qui commande ! La menace se précise, mais la défense ne s'organise pas .Des lumières illuminent certains bâtiments. On ne pourrait pas mieux désigner les objectifs à l'ennemi. L'adjudant Roman fait éteindre celles qui éclairent les abords de la porte principale. Il en profite pour se glisser à l'extrémité de l'enceinte.

A moins de cent mètres un réverbère éclaire le carrefour de l'avenue du Général-Bichot et de la rue du Maréchal-Joffre. Des silhouettes apparaissent à la lueur indécise et jaunâtre de l'ampoule. Des hommes courent en direction de l'hôtel de la division tout proche. Des commandements en japonais retentissent, suivis de cris.

Une voiture, tous feux éteints, s'immobilise à quelques mètres de la porte de la citadelle. Un homme en sort et arrive en courant .

- « Que se passe-t-il ? » demande-t-il à la cantonade.

Roman s'avance au milieu de la chaussée et tente d'apercevoir le visage de l'inconnu. C'est un homme ventripotent qui a les yeux à fleur de tête. Roman ne connaît pas le personnage.

- « Qui êtes-vous ? » demande-t-il d'un ton sec.

- « Je suis le général Massimi ».

L'adjudant a vaguement entendu parler d'un général qui portait ce nom-là. Il rectifie la position et se présente :

- « Adjudant Roman du détachement motorisé de la Légion, Mon général ».

- « Que se passe-t-il? ».

- « Les Japonais ont attaqué la citadelle, mon général. L'alerte a été déclenchée et nous avons riposté ».

- « Ne vous affolez pas, s'exclame le général Massimi, ce doit être une méprise. Dites à vos hommes de ne pas tirer ! ».

Roman donne des détails sur les tirs que la garnison a subis.

- « Allons ! insiste le général, allons! Les Japonais n'ont pas d'intentions agressives... ».

- « C'est impossible qu'ils ne soient pas agressifs, mon général, puisqu'on entend des coups de feu tout autour de la citadelle ! Et puis, ils semblent avoir occupé l'hôtel de la division, tout à côté. Je les ai vus ».

- « Mais non, c'est certainement une méprise. Vous avez dû apercevoir des annamites qui passaient dans la rue. Vous avez confondu ».

Il se tourne vers la voiture.

- « Où est mon chauffeur? demande-t-il. Qu'est devenu mon chauffeur ? ».

Roman va lentement vers la voiture du général et appelle doucement sans obtenir de réponse. La portière est ouverte et la voiture est vide. Roman revient.

- « Votre chauffeur a disparu, mon général ».

Massimi tourne les talons et s'enfonce dans l'obscurité de la citadelle. A cet instant, une grenade lancée de l'extérieur tombe à quelques mètres de la porte. Roman a juste le temps de se plaquer au sol : la grenade explose et crible d'éclats les alentours. La plaque de tôle qui recouvre le bas de la porte protège l'adjudant.

- « Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? » crie le général Massimi, que le bruit de l'explosion fait revenir sur ses pas, et dont c'est la phrase favorite.

- « C'est une grenade, mon général, mais c'est certainement une méprise ! » laisse tomber Roman.

Le général ne relève pas l'insolence. Roman propose de sortir avec le détachement motorisé. L'idée ne déplaît pas à Massimi.

- « Toutefois, ajoute Roman, qui se méfie de ce général inconnu, mon capitaine étant absent, il faudrait que je reçoive l'ordre formel de faire cette reconnaissance ».

- « Dans ces conditions, dit le général, il vaut mieux attendre demain matin pour y voir clair ».

Un coup de feu ponctue cette décision énergique; l'ampoule du réverbère qui éclaire le carrefour Bichot-Joffre vole en éclats. « Les Japonais ont de bon tireurs », pense Roman. Le carrefour est alors plongé dans l'obscurité. Le général Massimi s'éloigne, décontenancé.

Des ronflements de moteurs se font bientôt entendre. De nombreux camions roulent dans la rue de T'ien-t'sin, en direction du nord. Puisque rien n'est tenté pour gêner leurs déplacements et qu'il ne parvient pas à se faire donner un ordre, l'adjudant fait avancer l'automitrailleuse du sergent Kohz à la hauteur de la porte et lui commande d'ouvrir le feu. Le tir est précis, efficace. Le bruit se répercute contre les murs, résonne entre les bâtiments. Il est assourdissant.

- « Que se passe-t-il? Que se passe-t-il ? » crie quelqu'un au-dessus du vacarme.

- « Massimi... Encore lui ! » songe Roman, qui continue à diriger le tir.

- « Qu'est-ce qui vous prend? Arrêtez! Cessez le feu ! » hurle la même voix qui s'est rapprochée.

La moutarde monte au nez de l'adjudant, qui serre les poings. Un individu de taille plutôt petite arrive près de lui. Il porte une veste de coupe civil, des culottes de cheval et des guêtres de toile ou des bas qui font une tâche claire. Ce n'est pas Massimi. Roman l'interpelle d'un ton vif :

- « Et d'abord qui êtes-vous? ».

- « Je suis le général Mordant ! Et je vous dis de cesser ce tir ! ».

Mordant ? L'ancien commandant supérieur des troupes d'Indochine ? Celui dont on raconte qu'il est le chef de la résistance? Le représentant personnel du général de Gaulle ? Roman le regarde. Le général continue de parler: « Je vous dis de cesser le feu. Vous m'avez compris ? ».

- « On nous a tiré dessus... »

- « Il s'agit certainement d'une erreur ».

- « Il ne s'agit pas d'une erreur, mon général ».

- « Je vous dis d'arrêter ces tirs, coupe Mordant. Si vous ne les cessez pas immédiatement, nous perdrons la face. Demain, les Japonais se moqueront de nous ! ».

- « Nous n'avons tout de même pas inventé les grenades que nous avons pris sur la gueule! Vous ne savez pas que les Japonais sont en train de nous attaquer ? Ils ont même attaqué l'hôtel de la division » .

- « Quoi ? ».

Roman raconte ce qu'il a vu. Il donne des précisions sur les événements qui se déroulent depuis plus d'une heure. Il s'enflamme, il s'emporte. Mordant en reste coi. Le général ne met pas la parole de l'adjudant en doute. Il est impressionné par la solidité de l'homme. Pourtant, il est évident que, pas plus que le général Massimi, commandant de la citadelle de Hanoi, le grand chef de la résistance en Indochine n'est convaincu de la réalité de l'attaque japonaise. Il est 21h30, le 9 mars 1945. (Le général Mordant parviendra à quitter la citadelle pendant la nuit et sera arrêté plus tard à son domicile.)

Vendredi 9 mars, Tien Kien, 21 h 37.

Le caporal Jean Stokman s'ennuie. Que fait-il dans cette cagna sordide de Tien Kien ? Il n'a pas de « co » attitrée, mais, sans l'état d'alerte qui le cloue près de son poste radio, il aurait pu aller rendre visite aux « cos » de certains camarades partis pour Cottich . Il en avait repéré deux ou trois particulièrement jolies et peu farouches. L'une d'entre elles aurait certainement accepté de lui faire passer un bon moment.

Stokman est le radio du bataillon Lenoir, dont les compagnies sont installées aux environs de la base de Tien Kien, petite agglomération située sur la R.C.2 , à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Viétri. Cette implantation a été opérée quelques mois plus tôt, en prévision d'une attaque japonaise.

Dans l'après-midi, le capitaine Lenoir a consigné tout son monde. Il a appris que l'attitude des japonais était « douteuse » . C'est une alerte ordinaire, comme il y en a fréquemment depuis quelques semaines. Personne ne s'affole. Il n'y a qu'à attendre. Et c'est précisément ce que n'aime pas Stokman .

Stokman n'a pas sommeil. Il a fait la dernière vacation à 21h30. Rien à signaler . La prochaine liaison doit avoir lieu à 22h30. D'ici là, il n'a rien à faire. Machinalement, il tourne le bouton du poste, coiffe le casque et applique les écouteurs sur les oreilles.

Dans le ronflement du poste, il lui semble entendre des signaux en morse. Il règle l'appareil. Les traits et les points deviennent très distincts : l'indicatif du poste principal, suivi d'un appel destiné à toutes les unités. Il répond qu'il est à l'écoute. On lui passe le message. Il ne comprend que deux mots : « Doux Espoir ».

En quelques pas, il se rend à la petite maison de torchis qui sert de popote aux officiers du bataillon. Quatre hommes y jouent au Monopoly : les capitaines Lenoir et Demiautte, le sous-lieutenant Rodinsky et le sous-lieutenant Nguyen Van Mai. Stokman salue et s'adresse à Rodinsky, l'officier adjoint :

- « Mon lieutenant, à la vacation de 8h30, il n'y avait rien. Je suis resté à l'écoute et j'ai enregistré en clair le message « Doux Espoir ».

- « Comment ? demande le capitaine Lenoir, dont les traits se sont empourprés ».

- « Doux Espoir, mon capitaine » .

- « Il signifie -tension préalable- , dit Lenoir en se levant. C'est le premier des deux messages en cas d'attaque japonaise. Rodinsky, prenez le manifold ! ».

Lenoir dicte ses ordres . Rodinsky envoie des estafettes à cheval et des cyclistes les porter aux différentes compagnies. Chacune doit aussitôt occuper ses emplacements de combat. Lenoir fait mettre la radio en écoute permanente: le second message codé prévu par le commandement est « A la hussarde ». S'il parvenait, cela signifierait que les japonais sont passés à l'attaque. Il faudrait alors appliquer le plan opérationnel. La mission du bataillon consisterait à foncer vers Phu Tho, situé en bordure du fleuve rouge, à en chasser les japonais qui y ont installé un fort détachement, et à s'y établir en recueil pour les autres bataillons du groupement.

En attendant l'ordre d'accomplir cette mission, les légionnaires aménagent leurs emplacements de combat, améliorent les tranchées qu'ils ont creusées et camouflées depuis plusieurs semaines. Dans le lointain, vers le sud-est, on entend les bruits de la canonnade. On aperçoit des lueurs d'incendie. On se bat de ce côté, cela ne fait pas de doute, mais l'ordre d'attaquer Phu Tho comme prévu n'est pas encore arrivé. On l'attend avec impatience.

Vendredi 9 mars, Tong, 22 h 45.

Les 1er et 2ème bataillons du 5ème Etranger quittent le quartier Mehl. Le capitaine Gaucher, commandant le premier bataillon, est toujours aussi «tordu» sur son cheval. De Cockborne monte « Estafette », qui piaffe, contente d'aller faire une promenade. Georg Rest et ses légionnaires marchent en bon ordre dans la nuit fraîche. Les bardas semblent légers malgré le « rab » que chacun emporte en enfreignant ordres et règlement. Au départ, rien ne semble jamais trop lourd. Quelques-uns chantonnent !

Vendredi 9 mars, Ha Giang , 23 heures.

Dans le bâtiment de Ha Giang, les hommes de Sury tiennent toujours. Ses trois sous-officiers sont merveilleux de sang-froid et d'efficacité. Forest à la galerie sud, Glogeau à l'ouest et Mukulowicz à l'est. Tout autour du bâtiment les Japonais ont installé des armes automatiques qui aspergent de balles la galerie. Les légionnaires parviennent à se protéger des projectiles tirés par les armes mises en batteries plus bas, près du pont Tholant, ou dans la cour, mais ils reçoivent de plein fouet les rafales des armes placées à leur auteur dans les bâtiments voisins.

Sury se demande si ses hommes ne sont pas les seuls à tenir dans Ha Giang. « Le Fort Billotte doit encore résister », se persuade-t-il, surpris tout de même de ne plus percevoir le bruit des combats. Le rez-de-chaussée du bâtiment est toujours occupé par les Japonais. Soudain, le vacarme d'une arme tirant rafales sur rafales dans le couloir d'en bas parvient aux défenseurs du premier étage. Le raffut se déplace vers l'escalier. Il approche. « Ne tirez pas ! hurle à l'adresse des légionnaires, l'homme qui gravit les marches en tirant. Ne tirez pas! C'est moi, Jost ! »

Un fusil mitrailleur à la hanche, l'adjudant Jost est parvenu à rompre l'encerclement des Japonais qui l'ont surpris au rez-de-chaussée. Le renfort d'un homme, aussi courageux soit-il, ne peut malheureusement pas modifier sensiblement la situation. Voilà que les Japonais attaquent à présent par les escaliers. Jukas et Schepperle, deux légionnaires de choc, se chargent de dresser des barricades.

Vers 23 heures, une voix s'élève dans la nuit. Elle vient de loin, sans doute du fort Billotte, qui domine le cantonnement de la Légion, et est distante de deux cents mètres environ :

- « Capitaine Jeancenelle..., capitaine Jeancenelle... Le commandant est gravement blessé, le fort est occupé par les Japonais, rendez-vous, n'insistez pas ! ».

C'est la voix du sergent Hanes, un sous-officier que le capitaine connaît bien. Il se tourne vers Sury :

- « Que fait-on ? ».

- « Pas question de se rendre ! dit Sury. Il faut l'envoyer promener ! ».

L'occupation du rez-de-chaussée par l'ennemi, l'impossibilité de descendre les deux escaliers sous le feu de ses armes automatiques et la nuit noire, interdisent toutes tentative immédiate de sortie.

Vendredi 9 mars, Hanoi, 23 heures.

A peine débarrassé du général Mordant, qui refuse de croire à l'agression japonaise, l'adjudant Roman, près de la porte principale de la citadelle de Hanoi, entend des hurlements : ils viennent de l'hôtel de la division. On égorge des gens, c'est certain. Des commandements en japonais et des coups de feu donnent une idée précise des scènes qui doivent se dérouler à quelques dizaines de mètres de là, derrière l'enceinte de la citadelle.

- « Attention, mon adjudant-chef, crie le caporal Kornmann, une grenade ! ».

Roman veut reculer pour se protéger, mais, dans le noir, se heurte au canon de 37mm qu'il a fait mettre en batterie, et trébuche. Une explosion. Un éclair. Des éclats métalliques qui crépitent sur l'asphalte : l'adjudant est atteint au dessus de l'oeil et tout au long de la jambe gauche.

Kormann gémit, Rivera, un autre caporal qui saigne abondamment, se porte vers lui. Un tirailleur étendu sur la chaussée ne bouge plus. On évacue les blessés les plus graves. Roman et Rivera restent à leur poste. Roman enlève sa guêtre et relève le bas de son pantalon qui fait poche et se remplit de sang. Il s'essuie et noue un mouchoir sur la plaie la plus large.

Les «intentions agressives» des Japonais contestées par les généraux vont dès lors se préciser de minute en minute; l'encerclement de le citadelle est total. L'assaut commence.

L'effort principal des Japonais semble d'abord se porter sur la face nord qui longe le boulevard Carnot. Les artilleurs du colonel Lefèbvre d'Argence réagissent. Ils tirent au 75, à bout portant sur les assaillants, mais ne peuvent empêcher les Nippons de faire une brèche. Le sergent Klug la colmate avec son automitrailleuse .

L'automitrailleuse du sergent Kohz se bat à la porte principale, tandis que celle du caporal-chef Olszensky lie son action à celle du capitaine Omessa de « la Coloniale ». Dans sa Panhard-Levassor munie d'un inverseur l'adjudant Démont se porte aux points les plus menacés, surprenant les Japonais par la rapidité de ses interventions.

Au milieu de la nuit, les attaques nippones redoublent d'intensité. L'ennemi semble vouloir en finir avant le lever du jour. Blessés à 2h30, les légionnaires Richard et Arokiassamy retournent à leur poste après s'être fait panser. Vers 3h45, à l'emplacement où Roman a répondu vertement aux généraux, l'automitrailleuse de kohz est atteinte de plein fouet par un obus. Janata, l'un des conducteurs, a une jambe arrachée, Klanaec, le tireur, bien que blessé, ne lâche pas son arme. Un second obus enflamme l'engin. Le sergent Kohz sort ses légionnaires un à un de leur prison en flammes. Il ne se replie qu'après avoir expédié une à une toutes ses grenades sur les assaillants.

Les munitions s'épuisent, beaucoup d'armes sont hors d'usage; Roman décide d'ouvrir les caisses parachutées qui se trouvent encore sur les camions d'accompagnement : le moment es venu de les utiliser. Pour le reste, mines antichars, essence et explosifs, il donne l'ordre de les détruire. Les légionnaires s'apprêtent à le faire quand un obus japonais s'en charge. Le projectile explose sur un camion qui s'enflamme comme une torche, provoquant un gigantesque feu d'artifice qui embrase les autres véhicules.

L'incendie éclaire le champs de bataille. Des gerbes de flammes illuminent la citadelle et font danser sur les murs les ombres immenses des canons et des automitrailleuses.

Vendredi 9 mars, Tien Kien, 23 heures.

Depuis la réception du message « Doux Espoir», Rodinsky n'a pas chômé. Il a transmis les ordres du capitaine Lenoir, puis vérifié leur exécutions. Le bataillon est prêt aussi bien à recevoir les Japonais qu'à foncer sur Phu Tho pour s'emparer de la ville comme le prévoit le plan .

- « Toujours rien, Stockman ? » demande Rodinsky au radio.

- « Toujours rien, mon lieutenant ».

Lenoir s'impatiente. « Pourquoi, mais pourquoi donc, les ordres n'arrivent-ils pas?». Il tourne dans la cagna qui lui sert de P.C. Comme un ours en cage, ou plutôt comme un lion. Car il est de Belfort, une ville où la volonté, le courage et l'obstination sont de tradition.

Lenoir attend le message « A la hussarde» qui lui permettrait d'attaquer Phu Tho . Rien n'est plus éprouvant que cette attente. Chaque seconde perdue peut coûter un homme .

Le lieutenant reprend son chemin solitaire. Pas pour longtemps, car après quelques kilomètres il entend devant lui les bruits caractéristiques d'une troupe en marche. Ce n'est pas une unité de légionnaires, mais un détachement d'aviateurs qui va aussi vers Hung Hoa. Parmi les nombreux officiers qui en font partie, Chenel retrouve Mazaret, le jeune lieutenant pilote qui l'a amené à Son La . Ils marchent un moment côte à côte. Puis une idée jaillit dans le cerveau de Chenel qui imagine le temps qu'il lui faudra pour rejoindre son poste à ce train-là.

- « Dis donc, Mazaret, avez-vous détruit les avions avant de partir ? ».

- « Non. Il en a été question, mais, en fin de compte, nous n'avons pas eu le temps ».

- « Alors, continue Chenel, si on tentait un coup ? ».

- « Lequel ? ».

- « Retourner au terrain d'aviation de Tong, prendre un avion, décoller par surprise et rejoindre Son La ! ».

- « Les Japs occupent certainement la base d'aviation ».

- « Il est peut-être possible d'atteindre quand même les avions. Essayons ! ».

- « D'accord ».

Les deux hommes auraient sans doute hésité davantage s'ils avaient su que les commandos japonais avaient employé pour attaquer la base une arme originale et terrible. Ils avaient coupé de longs bambous dont ils avaient effilé les extrémités. Ils s'étaient coulés dans les herbes jusqu'au réseau de fils de fer barbelés derrière lequel se déplaçaient les sentinelles françaises, puis, d'un coup sec, les avaient transpercées, à distance, de leurs dagues géantes.

Chenel et son compagnon reviennent vers Tong . Par précaution, ils longent la route à travers les caféiers et les théiers qui la bordent. Ils arrivent sans encombre à proximité du terrain d'aviation . Ils tentent d'observer les avions et la piste, mais l'obscurité ne leur permet pas de distinguer grand-chose . Mazaret s'approche. Rien ne bouge. Ils se faufilent sous la clôture de fil de fer et approchent des avions alignés. Mazaret choisit celui qui lui paraît le mieux placé pour le décollage.Il se hisse à bord, s'assoit aux commandes, les fait jouer pour en vérifier le fonctionnement. Pas de problème. Il se penche :

- « Vas-y ! chuchote-t-il à Chenel. Mets-le en route.»

Chenel jette son B.V. Sur le siège arrière, passe sous l'aile du petit appareil et commence à tourner l'hélice. Un cri guttural le fait sursauter et lâcher prise. A une trentaine de mètres, un Japonais se met à hurler. Une lueur blanchâtre au ras du sol indique que le braillard a les fesses en l'air. Chenel ne s'attarde pas à savoir s'il porte un caleçon.

- « Holà! Crie-t-il à Mazaret. Filons ! ».

Il n'est que temps. Des balles leur sifflent aux oreilles. Mazaret saute de l'avion. L'alerte est donnée. Inutile d'insister, ils auraient bientôt un régiment sur le dos! Ils partent précipitamment, sortent de la base et retrouvent la route qu'ils longent à nouveau à travers les caféiers et les théiers. Ils rejoignent le détachement d'aviateurs qui marchait vers Hung Hoa, déçus mais heureux d'être encore de ce monde ...

Nota : que tous les passionnés d'histoire militaire n'hésitent à lire (ou à relire) ce très beau livre de Pierre SERGENT dont sont extraits les écrits ci-dessus. Le président.